« Banlieue, ma Banlieue… d’aucuns te trouvent banale et monotone, cependant moi, j’ai compris ton sens profond, épié ta diversité. Mais je ne te divise pas dans mon coeur. Je t’aime une et multiple. Et c’est pour cela que j’ai voulu te dire tout entière: ô méconnue, ô éphémère, avant que Paris ne s’empare de toi pour te faire à son image… pendant qu’encore, tu offres ce charme capricieux, imprécis, si troublant… ô Banlieue! » Louis Cheronnet – Extra-muros – 1929.
Les territoires dont il est question ici sont ceux qui ont débordé de la capitale il y a un peu plus d’un siècle. Sans doute eut-il été préférable aux édiles que cela n’arrivât jamais. Déjà sous l’Ancien Régime les faubourgs, par définition spontanés, étaient interdits. Pas moins de 16 édits royaux tentèrent de juguler le développement de ces excroissances entre 1554 et 1781. « Mais, nous dit Pierre Merlin, la multiplication et la répétitivité mêmes des ces édits montrent leur inefficacité et laissent supposer qu’ils étaient tolérés dans les faits.(1) » L’idée de la ville clairement délimitée, s’opposant à la campagne, ayant avec elle des relations ordonnées, maitrisées et contrôlées, le sentiment d’intériorité, la vue d’un espace appréhendable dans sa totalité devait être en effet fort confortable. Et l’on comprend que le sentiment de la fuite vers l’extérieur ait pu irriter. Cependant P. Merlin nous dit bien que ces débordements étaient tolérés. Et pour cause :
« Ils abritaient les activités chassées de la ville ou qui voulaient l’éviter – ateliers désireux d’échapper au paiement de l’octroi perçu aux portes de la ville, activités bruyantes ou malodorantes, prostitution – et les populations en rupture de ban avec la société: péripatéticiennes, trafiquants en tous genres, personnages surveillés par la police, etc.(2) »
L’histoire des territoires de banlieues s’enracine dans celle de ces faubourgs. Dès leur naissance ils ne bénéficient pas du même régime que la ville-centre, et souffrent d’une image négative.
A partir du XVIIIème siècle, Paris s’est largement répandue au delà de ses faubourgs qu’elle a engloutis. Mais l’image de certains territoires qui s’étendent au delà du périphérique, voire désormais de l’A86, reste négative. La banlieue(3), puisqu’il faut l’appeler ainsi, semble prise sous une déferlante d’actions délibérément désastreuses, de mauvaises gestions et supporte toutes les visions fantasmagoriques du bourgeois apeuré. Ce tourbillon s’amplifie aux XIXème et XXème siècles. Notamment par le biais de la littérature. Hervé Vieillard-Baron nous indique, non sans humour, que « les premières expressions franchement péjoratives se trouvent chez Louis Reybaud, qui fait dire à un personnage de son roman: vous avez là un pantalon qui est légèrement banlieue; tâchez de vous culotter autrement à la prochaine garde, mon camarade.(4)» La banlieue est tour à tour assimilée aux activités illicites, aux populations qu’elle concentre: ouvriers, pauvres, mal lotis; à l’industrie salissante, aux routes dangereuses fréquentées par des assassins et des bandits, puis aux cités d’HLM, et ainsi de suite. Cela vaudra aux territoires de banlieue d’être durablement jugés indésirables, voire invivables. Jean-Marc Stébé dresse la liste de quelques points de vue sur la banlieue parisienne, qui jalonnent le XXème siècle :
« Au début des années 1940, dans un ouvrage traitant de l’agglomération parisienne, Louis Thomas s’en prenait à la banlieue chic de Paris. Il décrivait Neuilly comme un assemblage disparate et incohérent « d’immeubles de tous types et de tous les profils », avec des façades de tous les esprits, « des matériaux qui hurlent les uns à côtés des autres, une débauche de dessins où le pire est moins rare que le meilleur » dix ans plus tard, Plaisir de France, dans un numéro de février 1951, n’a pas de mots assez durs pour décrire la banlieue parisienne: « Il n’y a rien en France de plus honteusement laid que la banlieue de Paris, non pas seulement les banlieue des industries, des lotissements et des zones, mais la banlieue résidentielle, où des rues mal tracées se faufilent entre des rangées de villas étriquées, hétéroclites et prétentieuses. » A la fin des années 1960, les grands ensembles des périphéries urbaines sont présentés comme des « univers concentrationnaires », où les barres et les tours agglomèrent des individus enfermés dans des « cages à lapins ». Quelque temps après, les lotissements pavillonnaires tomberont à leur tour sous le coup des mêmes jugements, et seront comparés à des HLM horizontaux.(5)»
Même si des voies se sont élevées pour réhabiliter et parfois révéler la beauté, la poésie des banlieues (6), dans les faits, la situation n’a guère évoluée. L’image communément admise des territoires de banlieues est fabriquée et véhiculée par celles et ceux qui ne les habitent pas ! Comme si les réels tracas quotidiens supportés par les habitants de certains territoires ne suffisaient pas, on leur jette au visage la supposée « mocheté », l’ennui et l’absence de qualités des territoires qu’ils habitent. La seule référence valable devient le centre ancien.
« Lorsque [ces territoires] sont mis en accusation, on ne leur oppose souvent que la ville européenne dense et compacte, la mixité de ses fonctions, sa structure parcellaire, ses espaces publics fermés par les façades continues des bâtiments, comme le seul modèle à suivre et la seule approche autorisée à l’urbanisme contemporain. (7)»
Pourquoi opposer et comparer des territoires qui n’ont pas à l’être ? Pourquoi vouloir niveler les territoires suivant une référence qui, certes, a fait ses preuves, mais qui est loin de répondre aux besoins et attentes de toutes les populations métropolitaines, et dont les qualités seraient aujourd’hui largement à nuancer ? Alors à quand le Grand Paris des Identités ? A quand une action à l’échelle de la métropole visant à révéler et communiquer les qualités physiques, poétiques, humaines de l’ensemble des entités qui composent le Grand Paris ? Il est essentiel de permettre aux habitants de voir leurs territoires pour ce qu’ils sont et non plus sous le prisme de la ville centre ; c’est aussi à travers eux que passera la réhabilitation des banlieues dans l’imaginaire collectif. Il faudrait pour cela s’appuyer sur le travail de psychogéographes et de groupes tels que le collectif Stalker, véritables défricheurs des beautés de la ville contemporaine. Il ne s’agit pas de faire admettre / accepter des dysfonctionnements, des manques, de s’habituer à la médiocrité urbaine, mais de regarder et de voir ce qui peut distinguer un territoire des territoires voisins ; de faire sienne les qualités intrinsèques d’un territoire afin d’en porter le devenir sans frustrations ; reconnaitre qu’à chaque entité métropolitaine correspond un mode d’habiter particulier, des habitudes de consommation, de déplacement, de travail, des relations de voisinage, etc. qui ne sont pas les mêmes qu’ailleurs. Dès lors que des territoires sont reconnus pour avoir certaines qualités propres, ils peuvent prétendre faire partie d’un tout (du tout de la métropole), et le projet de la ville-territoire peut prétendre à l’existence. Ainsi, il conviendrait peut être de mettre en avant les concepts de patrimoine territorial et de développement local durable. Un enjeu essentiel du Grand Paris est de faire en sorte que tous ses habitants puissent se dire « je suis ici », puissent se situer dans le territoire métropolitain, éradiquer le sentiment d’être nulle part, d’être happé par l’image d’un centre ancien parfois plus fantasmée que réelle.
Mathieu Lefranc, architecte-urbaniste
Références :
(1) Pierre Merlin, « L’Île de France – hier, aujourd’hui, demain », p.14
(2) Pierre Merlin, Op. Cit. p. 14
(3) Banlieue: d’après Jean-Marc Stébé la banlieue concerne les territoires compris entre la ville-centre et le rural périurbain.
(4) Hervé Vieillard-Baron, La banlieue: question de définition, in Banlieues / une anthologie, Th. Paquo, p.28
(5) Jean-Marc Stébé, « La crise des banlieues », p.122
(6) Dès la fin du XIXème siècle, des géographes et politiciens tentent de réhabiliter les banlieues. Paul Meuriot (1861-1919) soutient en 1897 une thèse (Des agglomérations urbaines dans l’Europe contemporaine. Essai sur les causes, les conditions, les conséquences de leur développement) dans laquelle il affirme que « La banlieue n’est pas un accident, mais la forme contemporaine de l’urbanisation.» De même que pour Henry Sellier, il ne fait aucun doute que « Paris et ses banlieues forment bien un tout en train de se réaliser.» (in Thierry Paquot, Banlieues / une anthologie, p.35) Ainsi la banlieue, objet de craintes pour les uns, est objet d’étude pour les autres. P. Meuriot, H. Sellier, J. Bastié, P. Georges, P.-H. Chombart de Lauwe, L. Cheronnet et bien d’autres, auront contribué à la mise en branle d’un lent mouvement de réhabilitation des territoires suburbains. Aujourd’hui les témoignages d’amour pour la banlieue sont presque devenus courants. En témoigne la déclaration de Ph. Panerai, J.C. Depaule et M. Demorgon, qui laissent échapper un timide « La banlieue émeut » à la page 19 de leur ouvrage collectif Analyse urbaine. Thomas Sieverts revendique même un territoire inspirant : « d’une laideur certaine selon les critères communément admis d’une beauté normalisée, [la Zwischenstadt est] riche de cette diversité de formes et de ce chaos qui a depuis longtemps inspiré l’art contemporain.» (in Thomas Sieverts, Entre-ville, une lecture de la Zwischenstadt, p.115) Dans un ouvrage récent, Thierry Paquot affirme haut et fort que « les banlieues ne sont pas l’arrière-pays de la ville, mais la base de son renouveau.» (in Thierry Paquot, Op. Cit., p.14) C’est également l’avis de Sébastien Marot, pour qui la suburbia n’est pas « une sous-ville ni une arrière-ville à soigner par des injections d’urbanité, mais davantage une anté-cité où la civilité, faisant retour sur elle-même, se projetterait à la fois dans son futur et dans son passé, refaisant l’expérience de sa fondation.» (in Sébastien Marot, Op. Cit., p.77)
(7) Thomas Sieverts, Entre-ville, une lecture de la Zwischenstadt, p.27