» Une ville privée qui appartient non pas à un Maire, ni à l’Etat, mais à des CEO de grands groupes! Quelle gouvernance pour un tel modèle? Est-ce un système qui fonctionnera à terme? La ville « Facebook » nous donnera les réponses à ces interrogations… »
Corentin Greuez
Géographe – Urbaniste, consultant chez Staff Planète
Loin du projet de « ville Facebook » rêvée par Mark Zuckerberg, c’est dans les pays émergents que se concentrent les plus impressionnants programmes de villes 100 % privées.
Après le campus, la ville Facebook. L’annonce, le mois dernier, par Mark Zuckerberg, de son projet urbain baptisé « Zee Town » a surpris par son ampleur. Pour un montant estimé à 200 milliards de dollars, le roi des réseaux sociaux prévoit de construire sur 80 hectares, dans la Silicon Valley, rien de moins qu’une ville complète dédiée à ses 10.000 salariés, avec supermarchés, hôtels, villas et même dortoirs pour les stagiaires du groupe. Le tout à un jet de pierre du siège de Facebook, à Menlo Park. Ce campus, qui abrita un temps le défunt constructeur d’ordinateurs Sun Microsystems, héberge déjà quelques commerces (posters, magasin de bonbons…), des restaurants et un centre médical, dans un décor coloré qui fait penser à Disneyland ou au village de la série « Le Prisonnier ». Du village fermé à la ville complète et privée, il n’y a qu’un pas, que le fondateur du réseau social compte franchir avec l’aide d’un architecte star, Frank Gehry.
Une ville privée ? Vue de France, l’idée peut sembler choquante, tant le développement de nos cités, y compris des villes nouvelles d’après-guerre, s’est toujours fait dans le cadre des municipalités – elles seules étant chargées de gérer les services publics tels que l’école, la voirie, les transports, l’aménagement du territoire ou la gestion des eaux. Aux Etats-Unis, la privatisation des villes est moins iconoclaste. Le pays a vu naître depuis un demi-siècle des « gated communities », quartiers fermés et souvent autogérés, à l’image de Sun City (Arizona), réservée aux seniors. « Partout aux Etats-Unis, des morceaux de villes ont été organisés comme des copropriétés, appelées “common interest developments” (CID) », indique Julien Damon, chercheur associé au master urbanisme de Sciences po.
Pourtant, ce n’est pas aux Etats-Unis que se prépare l’essor des villes privées, mais dans les pays émergents. Et leur ampleur dépasse, de très loin, les rêves de Mark Zuckerberg. En Inde, le consortium HCC s’est lancé il y a dix ans dans la construction d’une ville de 100 kilomètres carrés, Lavasa, à 200 kilomètres au sud-est de Bombay. Le projet, qui a fait naître dans les montagnes indiennes d’étranges immeubles d’inspiration italienne, doit héberger à terme plus de 200.000 habitants. En Arabie saoudite, King Abdullah Economic City (Kaec) en vise près de 2 millions d’ici à 2035. Au Honduras, Juan Orlando Hernandez, élu président en 2014, avait fait de la création de villes privées « modèles » l’un des thèmes principaux de sa campagne. « Les vrais besoins sont dans les pays émergents, et c’est là qu’il faut créer des villes nouvelles, parce que les villes anciennes ne sont pas capables d’absorber l’exode rural », explique John Rossant, président du think tank New Cities Foundation , qui vient de publier un rapport sur le sujet (« Building new cities : challenges, opportunities and recommendations » ).
Souvent incapables de financer des villes nouvelles ou de rénover les anciennes métropoles, les États sont de plus en plus nombreux à se tourner vers des opérateurs privés, chargés non seulement de construire les bâtiments, mais aussi d’opérer la quasi-totalité des services dits « publics ». « Le secteur public ne disparaît pas tout à fait, parce qu’à l’origine il y a toujours un accord avec les pouvoirs publics sur le programme d’infrastructures ou la gestion du foncier, explique John Rossant. Et, de son côté, le secteur privé a besoin de garanties que ses investissements dureront des décennies. »
Dans le cas de Kaec, un partenariat public-privé a été conclu entre le gouvernement saoudien et un groupe immobilier de Dubaï, Emaar Properties. La ville n’a pas de maire : elle est gouvernée par le PDG d’Emaar Economic City (EEC), Fahd Al Rasheed, qui juge le modèle « très bon pour les villes ». « Par définition, le secteur privé doit créer de la valeur : je dois donc vendre plus cher que le coût de revient, explique-t-il A l’inverse, les politiciens ont parfois du mal à créer de la valeur avec les services : ils en connaissent le coût, mais le prix qu’ils facturent à leurs administrés dépend de facteurs politiques. » A Kaec, les habitants ne paient pas de taxes mais des « frais de services » pour la sécurité, l’eau ou la collecte des déchets, qui sont sous-traitées à différents entrepreneurs. « Les habitants nous payent pour un service, pas pour financer une administration. Et comme ce sont nos clients, ils n’hésitent pas à se plaindre si les services sont mal rendus. Dans ce cas, la ville peut facilement changer de prestataire. »
Pour Franck Vallerugo, titulaire de la chaire d’économie urbaine de l’Essec, cette approche pose cependant un réel problème de gouvernance : « On est dans une logique commerciale, dans laquelle on va acheter la paix publique par les services, le luxe et la sécurité. Les gens qui habitent dans ce genre de villes ne demandent d’ailleurs pas à être électeurs, ils s’en moquent totalement ! » Car, afin de garantir leur retour sur investissement, les villes privées font souvent comme les « gated communities » américaines : elles ciblent les catégories les plus aisées. C’est le cas de Lavasa, qui propose des hôtels, un centre de conférence ou un campus, mais se trouve coupée du reste de la population indienne. Résultat : à ce jour, le projet a attiré davantage d’investisseurs que d’habitants.
« Pour s’exclure d’agglomérations anciennes devenues invivables, la population aisée sort du système et se construit des univers protégés qui sont des “Canada Dry ” de la ville, avec des services de proximité : l’école, l’hôpital, l’université, les offres sportives et culturelles… Mais il n’y a aucune mixité fonctionnelle, aucune cohabitation sociale », résume Franck Vallerugo.
S’il voit Lavasa comme une « expérimentation plutôt courageuse », John Rossant souligne lui aussi l’importance de la mixité : « Les villes qui réussissent ont besoin de groupes différents qui vivent ensemble, c’est ce qui rend les rend dynamiques, créatives. Si une ville ne vise que les plus aisés, elle ne peut pas rencontrer le succès. » Pas de vraie cité sans diversité : une leçon à méditer pour Mark Zuckerberg
Article disponible sur le site Les Echos
Auteur : Benoît Georges, chef de service
Publié le 31 Mars 2015
Photo à la une: Vue d’artiste du projet King Abdullah Economic City, actuellement en construction en Arabie saoudite. Cette ville devrait compter millions d’habitants à l’horizon 2035.